Les oreilles grand fermées
(débat autour d'Eyes Wide Shut,
le dernier film de Kubrick,
mis en scène par *Celeborn)
Un couple discute au restaurant :
*MONTALTE, introduisant son propos et fustigeant le mauvais goût d'Amélie N. : EWS de Kubrick raconte donc bien l'histoire d'un réaccouchement d'un type par sa femme. Certes, Bill ne se métamorphose pas en Surhomme prêt à dévorer le monde ; il n'en est pas moins au seuil d'une longue mutation existentielle. Les yeux de nouveau ouverts, il doit réapprendre à s'en servir. Pour cela, se remettre au plus vite à ce que sa femme lui propose (car, en ce nouveau désordre amoureux, c'est la femme qui propose, dispose et impose) c'est-à-dire "baiser" - un mot qu'il n'aurait pu encore prononcer. Et c'est ça qu'Elle trouve "gâteux" ? Allons, Manon, allez dans mon sens quoi ? Ce n'est pas Kubrick qui est sénile, c'est elle qui est infantile.
*MANON, mère attentive : Bon alors, qu'est-ce que tu prends ? Un tartare comme d'habitude ?
*MONTALTE, exégète kubrickien en délire : C'est vrai qu'EWS peut prendre à rebrousse-poil. D'aucuns ont même dit que c'était un film réactionnaire et que Kubrick ne comprenait plus son époque. Pour moi, c'est plutôt une qualité non ? Voyons, ce film parle de l'amour et du couple au sérieux. Il ne fait pas du fantasme un truc rigolo, qui va de soi et qui est "cool", mais une tendance morbide autodestructrice. Il montre que la sexualité est quelque chose de difficile, d'inquiétant où la mort a souvent sa place. "Baiser", comme le dit Kidman à la fin, n'est pas du gâteau. En ce sens, il illustre à merveille l'anorexie sexuelle qui caractérise notre époque.
*MANON, artiste de la synthèse d'idées : "Houellebecquien", Stanley ?
*MONTALTE, qui ne se sent plus : Pourquoi pas ? N'est-ce pas aussi un propos nothombien ? Rappelez-vous ce qu'elle écrivait dans Attentat sur la pornographie et toute cette sorte de chose. Le film ne dit rien d'autre. Je pense que ce film a dû la malmener (et c'est bien fait !). Son âpre profondeur, sa morale grinçante mais classique (qui n'est rien d'autre que celle des "Deux pigeons" de La Fontaine), son infernale musique intérieure (ah la ritournelle de Ligeti !), sa façon de nous perdre et de jouer avec nos propres refoulements, de nous traiter en fait comme le personnage principal - car pas plus que Bill nous n'aurons le fin mot de l'histoire, auront pu l'agresser oui (et tant mieux !)
*MANON, esprit pratique : Tu as mal au ventre maintenant ? Non mais tu sais que tu es un sale gosse, Pierre, des fois ? En attendant, avale ces cachets de Chophytol, ça te soulagera.
*MONTALTE, définitif : Pour conclure sur Amélie et Stanley, au fond du fond, moi je crois que si elle n'a pas aimé, c'est qu'en plus de n'avoir rien de commun avec le personnage de Kidman, c'est surtout, et j'en donnerais ma main au feu, parce qu'elle doit avoir un mec qui n'a pas dû aimer le film, mais du tout du tout, certainement pour les raisons qu'on a dites, et qu'il lui a balancé son avis tel quel. Et elle, pour ne pas trop le contrarier, pour ne pas le chambouler non plus, elle s'est contentée de répéter ça comme toute bonne petite nana qui veut garder son mec.
Ca l'arrangeait en fait : Roger n'aime pas ça, il ne va pas courir les rues à la recherche de lui-même, il va rester avec Monique et regarder le match à la télé et ensuite on se fera le Marc Dorcel de Canal qu'est moins Brice de Thet que "l'aïe ouahh chut", point barre.
JURASSIC, à une autre table mais qui tient à s'immiscer dans la discussion : Pour une fois je suis presque entièrement d'accord avec toi... Comme quoi tout arrive !!!
*MONTALTE, ébahi : ... !!!!
JURASSIC, amateur de litotes : Presque entièrement, parce qu'il y a quand même une grosse différence entre toi et moi : je n'ai pas du tout aimé ce film. Mais je ne me sens pas le courage d'argumenter à ce sujet, alors je te laisse le bénéfice du doute : lorsque je l'ai vu, je n'étais pas du tout d'humeur à une prise de tête introspective de réflexion houellebecquienne sur le sens de l'anorexie sexuelle des riches américains qui s'emmerdent parce qu'ils n'ont pas de passions dans la vie. Ceci explique donc sans doute cela. En plus, je suis très sceptique au sujet de ta théorie de l'homme-enfant du XXIe siècle qui a besoin d'une femme-amazone-mère-protectrice pour le guider sur le difficile chemin de la vie, mais bon... Bref, en réalité je ne suis pas du tout d'accord avec toi !!! ;o)
*MONTALTE, rassuré et prosélyte : Ben si, quand même un peu.
A propos de ma "théorie" sur l'homme-enfant, je ne la vois que comme une hypothèse, rien de plus. Il me semble clair qu'il y a tout de même aujourd'hui dans les images de l'homme et de la femme une féminisation, voire une infantilisation du premier, et une virilisation de la seconde. Demi Moore, Sharon Stone, Sigourney Weaver, pour ne citer que quelques-unes de ces superfemmes... Le paradoxe réside dans le fait que la wonder woman est aussi un fantasme masculin. Tout le délire autour de "l'avenir qui appartient aux femmes" peut en définitive servir plus les hommes que les femmes. Sans compter cette hystérie idéologique qui affirme en même temps que la femme est "meilleure" que l'homme : de Jean Lefèbvre à Pierre Bourdieu, des tas d'hommes, vaguement culpabilisés de leur statut d'homme, nous rabâchent que la femme est plus intelligente, plus sensible, plus humaine, plus aimante que l'homme. Le mâle blanc urbain occidental doit de toutes façons s'excuser d'être tel, et d'avoir causé toute la misère du monde, vieux fantasme deleuzien.
Tu dis n'avoir pas aimé le film car tu étais fatigué et que tu n'avais pas aimé te prendre la tête. J'en conclus que si tu avais été en forme, tu l'aurais adoré.
JURASSIC, dino qui dit ce qu'il pense : Ben en fait non... C'était plutôt une manière détournée d'éviter de te froisser... Mais après tout, pourquoi ne pas te "teaser" un peu ? Alors voilà mon avis réel sur le film, attention tu vas hurler...
*MANON, voyant *Montalte lever les yeux au ciel : SK pardonnez-lui car il ne sait ce qu'il dit... Elle rit.
JURASSIC, les pieds dans le tartare : Mes remarques n'étaient que de doux euphémismes pour dire qu'en réalité, j'ai trouvé Eyes Wide Shut horriblement, terriblement, monstrueusement chiant. Réaliste, oui, sans aucun doute, pour les raisons exposées précédemment, mais monstrueusement chiant quand même, ce n'est pas du tout incompatible tu sais ! Le réalisme des dialogues d'un film ne suffit pas à le rendre bon.
Le problème se situe à un autre niveau : les personnages m'ont paru complètement inintéressants. Pas un seul instant au cours de cet interminable "chef-d’œuvre" je ne me suis senti ne serait-ce qu'une milliseconde concerné, interpellé ou intéressé par ce qui pouvait bien arriver à Tom Cruise et Nicole Kidman... Qu'ils baisent avec qui ils veulent, je m'en fous !!! Qu'ils divorcent, je m'en contre-fous !!! Qu'ils s'entretuent à coup de marteau-piqueur même, si ça leur chante, je m'en sur-fous !!! Pour moi, ce ne sont que des riches oisifs, parasites de la société, et s'ils sont malheureux, c'est bien fait pour leur gueule !!! Quand on n'a pas assez de vie intérieure pour avoir d'autres occupations que de se prendre la tête avec des questions aussi futiles que "est-ce que je dois accepter que ma femme fantasme sur d'autres hommes ou est-ce que je dois la tromper pour me venger ?", on mérite son malheur. Est-ce que les ouvriers qui se tapent 5 jours par semaine 9 heures de travail à la chaîne en usine ont le temps de se pourrir la vie avec ce genre de questions ? Non !
*MANON, en aparté : Si ! si ! et mille fois si ! Mon cher Dino, vous parlez des ouvriers comme ces étudiants de 68 qui allaient à eux la bouche en cœur et la mauvaise conscience en bandoulière - tout le monde n'a pas eu la chance d'avoir une famille prolétaire, pour pasticher Jules Renard, mais ce n'est pas une raison pour penser et sentir à leur place.
JURASSIC, vrai-faux prolétaire : Se demandent-ils seulement s'ils sont malheureux ? Même pas ! Pourtant, ils ont bien plus de raisons de se plaindre de leur vie que ce petit couple BCBG ! Bref, tout ça pour dire que c'est pas demain la veille que je verserai une larme sur les problèmes des riches. A part ça, pour redevenir un peu plus sérieux et un peu moins anti-capitaliste primaire, il y a un autre truc que je dois dire au sujet de ce film, c'est qu'il n'a pas "fonctionné" avec moi. Comme tu le soulignes toi-même, une des caractéristiques du film est qu'il est censé mettre mal à l'aise les couples qui, après l'avoir vu, commencent à se poser des questions sur leur propre relation. Tu écris : "Les hommes surtout ne sont pas à la fête dans ce film. Pas facile pour eux d'accepter que le désir de leur chère et tendre puisse les dépasser !". Peut-être en effet que ce film sert de révélateur des insécurités du mâle lambda, mais, on finira par le savoir, je n'ai pas la même orientation sexuelle que le héros du film...
*MONTALTE, contradicteur : Mais Tom Cruise aurait pu être un gay dans le film et pâtir des mêmes angoisses. Cher Jurassic, à côté du "mâle lambda" il y a aussi, la queue entre les jambes, "le pédé lambda" qui généralement se fait beaucoup plus de souci que l'hétéro sur la beauté et la puissance de son corps. L'orientation sexuelle n'a pour le coup rien à voir avec les affres de la jalousie et du ressentiment : que ce soit un Albert ou une Albertine, le sentiment est le même, bien qu'il semble plus fort, comme je le disais, dans le premier cas.
JURASSIC, qui se veut objectif : Première remarque, objective: déjà, même avec toute la bonne volonté du monde, je ne comprends pas et ne comprendrai jamais pourquoi un type se sentira déstabilisé, trahi, dégoûté et humilié d'apprendre que sa femme a fantasmé sur un autre homme, alors que lui fantasme généralement à tout bout de champ sur d'autres femmes et que ça lui semble tout ce qu'il y a de plus normal. Faut arrêter les mecs, on n'est plus à l'âge des cavernes, la réciproque existe !!!
*MONTALTE, le pouvoir de dire "non" : C'est bien parce que tu ne connais rien à la sexualité féminine, j'allais dire à la différence, que tu crois qu'il y a une réciprocité du désir masculin chez la femme. Hélas pour nous ! les femmes ont un désir que la raison (masculine) ne connaît (bien souvent) point. D'aucuns diront même que la sexualité féminine est plus intense que celle de l'homme, sans pour autant ressembler à celle-ci. Si les femmes ne consomment pas ou peu de produits pornographiques, par exemple, ce n'est certainement pas pudeur ou par pression sociale, c'est tout simplement parce qu'elles n'en ont pas le goût, ce qui fait bien souvent le malheur des hommes qui adoreraient que leur moitié mate les films X avec eux ou les accompagnent à Pigalle. Les femmes ne sont généralement pas voyeuses, n'en déplaise à Virginie Despentes.
*MANON, partant dans un délire pastichesque : LE MASQUE ET LA PLUME
- Alors, Jean-Louis Bory, vous allez nous parler d'Eyes Wide Shut quand même, en deux minutes...?
- En DEUX minutes? Ah non non non, en deux minutes ce n'est pas possible...
- Ca m'aurait étonné!
- Georges, ne me fais pas une scène, attends la semaine prochaine au moins !
- Rien du tout, je...
- Non, parce que là j'ai des choses à dire sur le DVD, tu connais pas ça toi, le DVD, t'as même pas de magnétoscope ni Canal...
- Pour regarder le porno du mois ? Merci !
- Pourtant ça doit bien t'intéresser, toi qui es normâle, forcément normâle !
- Ce n'est plus deux minutes que nous aurons si vous continuez sur ce terrain... Que vouliez-vous dire sur le DVD ?
- Ah mais c'est for-mi-da-ble, formidable ce truc, déjà Truffaut le disait à propos de la vidéo, on peut voir et revoir, eh bien avec le DVD, on peut rester sur la même image, des heures, à s'interroger...
- Oui, parce que toi tu vas au cinéma pour t'interroger ! Avec Kubrick tu dois être servi !
- Ah oui, oui, parce qu'il me prend la tête, et le reste - n'oublie pas le reste, hein, merci ! - par exemple le tout premier plan, vous savez, mais non personne ne l'a vu...
- Sauf toi évidemment !
- ... sauf moi, et je vous en parlerai jusqu'à plus soif vous verrez, mais bon, je disais, le DVD, ça permet aussi de questionner les VO, les sous-titres et les doublages (non, Georges, je n'l'ai pas lu en arabe si tu veux savoir, enfin pas encore !) et puis de caser des tas de trucs supplémentaires intéressants, "des bonus" comme ils disent - on se croirait dans un paquet de lessive - tenez, dans celui-là il y a des interviews, c'est merveilleux non ? LA Kidman, on la met à la question, si, SIIII ! parce que c'est le mot, la pauvre chérie, c'est la question qui tue, "ça vous a fait quoi la mort de Stanley ?", non mais je n'invente rien ! et comme un brave petit soldat d'actrice elle répond, avec les yeux mouillants levés au ciel façon vierge et martyre, très Jeanne d'Arc de Dreyer, et comme ça, voilà que d'un coup elle ressemble à Amélie Nothomb en blonde !
- Mais qu'est-ce qu'elle vient foutre là Amélie Nothomb...?
- J'en sais rien, faudra lui demander hein... (il rit, le public rit en écho) Et puis le p'tit docteur là, enfin Cruise, mais c'est foutu pour lui, il est Harfordisé pour la vie, Kubrick l'a voulu et il l'a eu, qui nous allonge naïvement comment il lui a sorti "I love you Stanley" et l'autre "I love you too"... Torride !
(rires dans le public qui couvrent la voix véhémente de Charensol)
... mais j'ai gardé le meilleur pour la fin...
- La fin, c'était, enfin ce devait être, il y a cinq minutes...
- Oui ben j'ai presque fini, le meilleur, THE BEST c'est Spielberg, qui trouve quand même le moyen, dans son hagiographie débordante mais pas du tout alors pas du tout claire, de caser que ce cher Stanley lui a apporté "autant, peut-être plus" que lui, Spielberg en personne, a donné à Kubrick ! Vous vous rendez coooompte ! Immortaliser une telle pré-ten-tion, une telle, une telle incoooonscieeeeence, moi je vous le dis en vérité, avec les cinéastes survivants et les nouvelles technologies pour qu'ils s'expriment, le troisième millénaire va pas être triste !
(Tempête de rires, l'émission se termine).
JURASSIC, qui ne se laisse pas faire : Deuxième remarque, personnelle: supposons que je fasse un effort surhumain et que j'essaie de comprendre cette attitude rétrograde et machiste, eh bien même ainsi avec moi ça ne marchera pas... Pourquoi ? Parce que je ne suis pas hétéro.
*MONTALTE, plus polémique tu meurs : Ca, mon cher Jurassic, je crois que c'est la plus grande connerie que tu aies dite dans ta vie de péplaute. Non seulement parce que tu n'es pas à l'abri de la jalousie et de ses affres mais en plus parce que tu donnes de l'homosexualité une image que bien de tes congénères trouveraient douteuse. Le gay moderne serait donc ce cœur d'artichaut qui ne pense qu'à baiser avec tout le monde, qui n'en a rien à foutre que son copain fasse de même et qui considère que le triolisme est la panacée de l'amour. Un consommateur de sexe pourrait dire Houellebecq dont je te ferai une fiche un jour. Une bite humaine.
Et puis il me gène vraiment ton "parce que je ne suis pas hétéro" : il suppose une distinction trop grande avec le reste de l'humanité. Parce que tu n'es pas hétéro, tu as un comportement sexuel différent des hétéro, bon. Mais ce que tu dis va plus loin : parce que tu n'es pas hétéro tu peux ou ne pas comprendre certaines choses. Ici, au fait que tu ne te sois pas senti concerné par les errances du personnage de Tom Cruise. Ne trouves-tu pas que ne pas comprendre un film pour une raison (homo)sexuelle laisse perplexe ? Il y aurait donc une compréhension, donc un entendement, une raison, un LOGOS homosexuel ??? "En tant qu'homo, je comprends ceci, je ne comprends pas cela" ???
Rejoindrais-tu alors les "relativistes" (Luce Irigaray, Bruno Latour, Jacques Derrida, etc..) qui joignent une sexualité à toutes choses, qui trouvent une signature identitaire à toute trouvaille mathématique, qui découvrent un particularisme existentiel à telle ou telle équation ? La science définie non plus comme une série de recherches et de résultats "objectifs" (coucou ! revoilà le vieux débat qui se pointe à l'horizon...) mais comme une série de produits culturels (sociaux et sexuels) déterminés ? Il y aurait donc des équations hétéro, des asymptotes homo, des courbes féminines et des droites masculines ??? Les vérités mathématiques ne seraient donc que des créations subjectives ??? (CF le livre incontournable de Sokal et Brickmont, "Impostures intellectuelles") Tu diras que comme d'hab j'étire trop mon raisonnement et que tu n'as jamais pensé à tout ça ? Peut-être. Il n'empêche...
XABE, voix off : EWS, le film que Amélie N. et le dinosaure fou ont osé ne pas aimer. Je l’ai au contraire aimé.
Pourquoi ai-je aimé ce film ? Parce que je me vois très bien à la place de T.Cruise (pas forcément d’avoir une femme aussi belle que N. Kidmann, heu mille pardons Véro, toi que j’ai connu grâce à Amélie N. mais c’est une autre histoire). Je me sens capable de vivre ce voyage au bout de la nuit, à la recherche du graal qui apaise les fantasmes, ballotté de l’une, ou de l’un, à l’autre. Un voyage où toute volonté, tout libre-arbitre disparaît.
La raison de cette errance peut sembler futile : la femme aimée avoue un fantasme dans lequel son mari n’apparaît pas. Qui a connu cela sait que ce n’est pas futile. Tout un monde s’écroule. Certains ont vu dans l’errance la volonté de vengeance du mari. Je ne le crois pas, il était pour moi trop anéanti, trop écrasé. Une marionnette. Les mauvaises langues ont d’ailleurs dit que Kubrick avait particulièrement bien choisi son acteur pour cela. Mais je ne suis pas une mauvaise langue.
EWS est un film qui fait parler, qui ne peut laisser indifférent. Plusieurs lectures peuvent en être faites. Différents niveaux d’analyse peuvent coexister. C’est la marque d’un grand film. Prenez a contrario un film comme le dîner de cons. Les spectateurs passent un très bon moment, rient beaucoup. Mais in fine, qu’en reste-t-il ? (Xabe tu exagères, il en reste tout de même une charge poujadiste contre l’Etat. - heu, tu crois ?)
EWS vient de sortir en DVD.
JURASSIC, définitivement définitif : Le mec qui apprend que sa femme fantasme sur un autre homme ne peut pas se mettre à sa place puisqu'il n'éprouve aucune attirance pour les hommes. Donc, OK, à la limite, j'admets qu'il puisse se sentir vaguement déstabilisé. Notons au passage que s'il apprenait que sa femme a eu un fantasme saphique, je suis persuadé que du coup, dans au moins 75% des cas, il ne se sentirait plus du tout dégoûté, trahi et humilié, mais au contraire simplement très excité par cette idée. C'est très révélateur... Dans mon cas, les choses sont différentes: si mon copain me dit qu'il a fantasmé sur un autre garçon, ben il y a de fortes chances que de toute façon je fantasme moi aussi sur le même garçon, donc tout le monde est heureux, et vive le triolisme !!! ;o)
*MONTALTE, acerbe : Ah ? Et si ton copain se mettait à fantasmer sur une fille alors ? Tu te retrouverais dans EWS pour le coup ???
JURASSIC, s'adressant à *Manon, qui lui semble + ouverte d'esprit : Je ne comprends réellement pas qu'un type puisse être perturbé à ce point d'apprendre que sa femme a des fantasmes dont il n'est pas le principal intervenant...
*MANON, attendrie et qui tente d'expliquer : Voyez-vous, ça doit être ce qu'on appelle l'amour... et qu'en fantasme elle se tape un homme, une femme, un tyrannosaure ou une armée d'ours en peluche ne change rien à la choucroute : il souffre. Souffre que sa vraie vie amoureuse à elle ait commencé à se passer sans lui, à se passer de lui, et il la regarde, horrifié, rire avec désespoir de la fin de leur couple, qui n'est plus qu'un beau tableau pour la galerie ("A propos", ce n'est pas vrai qu'ils soient oisifs : il est médecin, elle a une galerie d'art - d'art justement, et les tableaux qui ornent les murs des appartements dans le film, ce sont des oeuvres de Madame Kubrick... comme la musique additionnelle est de Mademoiselle Kubrick... A-t-on jamais fait un film qui soit à ce point un "testament amoureux"?... Mais je m'égare - je voulais juste faire remarquer que le monde du travail est absent de ce film parce que ce n'est pas un film sur le travail. SK ne fait jamais de films que sur l'amour - et sur la haine, c'est-à-dire la même chose. Oui, MEME 2001... surtout 2001... avec mon cher Hal 2000 !)
JURASSIC, se faisant comme toujours l'avocat du diable : Je me fais comme toujours l'avocat du Diable... A en croire ce que vous écrivez, alors tout le monde est infidèle et personne ne peut être heureux en amour, car je doute que vous trouviez une personne sur cette planète qui puisse affirmer sans mentir qu'il n'a jamais aimé, désiré, regardé, convoité, fantasmé, adoré qu'une seule et unique personne...
*MANON, astrologue inspirée : Rire... Pfff ces Sagittaire...! Définissez : heureux ?
Mais bien sûr que tout le monde est infidèle. Seulement, quand on aime, on se bat contre. Si on cesse de lutter, l'amour est en danger. Alice sent qu'elle va perdre, et son mari ne l'aide pas, il est plus faible qu'elle (laquelle a déjà la faiblesse - le shit, eh oui - de lui envoyer son fantasme en pleine face... "partager" mon cul ! Ce qui fait souffrir n'est jamais preuve d'amour.)
JURASSIC, que l'on ne déstabilisera pas si facilement : Pour moi, la femme de Harford est tout sauf infidèle ; au contraire, elle offre même à son mari la plus grande et la plus belle preuve d'amour qui soit : elle partage avec lui ses fantasmes. Et les fantasmes ne sont-ils pas le bastion ultime de l'intimité ? Et offrir à quelqu'un son intimité la plus profonde, n'est-ce pas là la preuve d'amour ultime ? D'ailleurs, pour moi, fantasmes et infidélités ne sont absolument pas équivalents !!! Les fantasmes sont au contraire un garant de fidélité, car tant que l'on fantasme, on ne passe pas à l'acte...
*MANON, la pointe, le mot : ...jusqu'au moment où on passe à l'acte !
JURASSIC, qui fait semblant d'ignorer la remarque : C'est pour ça que je ne comprends basiquement pas la réaction du mari. Pour moi, il devrait être bouleversé par la preuve d'amour que sa femme vient de lui offrir et ramper de désir à ses pieds. Et si comme vous le dites, il désirait lui rendre la monnaie de sa pièce, alors il devrait lui confier à elle ses fantasmes à lui, en toute confiance, en toute liberté, en tout amour.
Mais non, pas du tout : son premier réflexe de primate dégénéré du bulbe, c'est justement de faire l'inverse, c'est-à-dire trahir sa femme !!! Je suis abasourdi par tant de stupidité. Et c'est encore à elle ensuite de lui pardonner et de faire le premier pas vers la réconciliation !!! Ce qui, soit dit en passant, est bien gentil de sa part, car il ne méritait que d'être jeté...
*MANON, idée filée : C'est qu'elle sait qu'elle n'est pas non plus sans reproche, la petite Alice... Bien trop réaliste... D'où son "nous devons être reconnaissants... d'avoir traversé tout cela" etc... Mais aussi (elle n'est pas Sagittaire, elle) son refus du "pour toujours"...
JURASSIC, qui change de sujet car il commence à ne plus comprendre son interlocutrice : Kubrick, d'une part, et Schnitzler, d'autre part, qu'est-ce qu'ils espéraient en écrivant/réalisant cette histoire ?
*MANON, prof avant tout : Mauvaise question le Dino, mauvaise question... Rimbaud, interrogé par sa chère et/ou chiante Môman sur ce que VOULAIENT dire ses foutues oeuvres tordues, lui aurait paraît-il répondu "Ca veut dire ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens". Sacré Arthur !
JURASSIC, qui commence à se demander si c'est de l'art ou du cochon : Mais si ma question de savoir ce que Kubrick et Schnitzler voulaient transmettre comme message est mauvaise, alors comment puis-je espérer un jour apprécier le film ? Supposons que, en effet, chercher un éventuel message dans ce film n'ait aucun sens, et que EWS trouve sa valeur dans sa seule cinématographie. Dans ce cas-là je dis "OK, eh bien il se trouve que pour moi c'est un navet, je clos le débat, n'en reparlerai plus et ne reverrai jamais ce film".
Supposons par contre que le film véhicule bel et bien un message digne d'intérêt, mais que je ne l'ai pas saisi, trop aveuglé que j'étais par mon insondable ennui. Alors je n'aurai de cesse de chercher quelqu'un apte à m'expliquer ce que j'ai manqué, afin de savoir si, avec le recul, le film mérite une seconde chance, mérite que je revienne sur mon jugement, voire que je tente un jour de le visionner une deuxième fois pour l'apprécier à sa juste valeur (en vidéo, pour pouvoir accélérer !!!)... Remarquez, je ne tiens pas spécialement à apprécier un jour ce film : je vis très bien sans !!! Mais de savoir que d'autres êtres humains peuvent le trouver excellent, ma curiosité naturelle me pousse à comprendre pourquoi, et à me demander si moi aussi je ne pourrais pas l'aimer.
*MANON, en position de force, comme toujours : ... autre fausse question, celle de la forme et du fond... qu'on fasse de la poésie, du roman, du cinéma ou de la peinture sur soi(e)... sourire... L'oeuvre est ce qu'elle dit, et ne dit que ce qu'elle est. EWS en accéléré n'est plus EWS... pas plus que l'agonie torturante de Hal 2OOO ne saurait être raccourcie, on ne peut échapper aux lourds silences autour d'un billard, dans une rue de New-York, sur un lit... Pendant ces silences, notre tête comme celle de Bill travaille, ou du moins Kubrick l'espère-t-il : comme la littérature, son cinéma est un dialogue où le spectateur crée aussi.
Elle marque une pause, puis revient sur un point que tout le monde avait déjà oublié depuis longtemps.
Mais classons, classons, distinguons :
Schnitzler est un romancier viennois du début du siècle qui a eu des intuitions géniales sur l'inconscient - à tel point que Freud avait une frousse terrible de le rencontrer, craignant disait-il de se retrouver en face de son double. Il y a bien, trente, quarante, je ne sais plus, années que Kubrick voulait "adapter" sa "Traumnovelle" (titre original intraduisible, auquel Kubrick a comme toujours substitué un intitulé musical et dérangeant, qui vaut bien son "Full Metal Jacket" par exemple)... Une fois engagé vraiment dans ce film, il confie la rédaction du scénar à un de ses collaborateurs habituels, puis il recrute les Cruise/Kidman, qui vont en prendre pour plusieurs années de boulot à temps plein, parce que Kubrick met sept ans à faire un film, minimum. Et ce scénario qui est déjà une adaptation, se transforme sous la plume de SK, sous son oeil surtout, cet oeil perçant à la Picasso, sous son regard compréhensif, compassionnel, sur ces deux jeunes adultes surtout pas "modernes" mais éternels, un couple dans la vie un couple dans sa tête, qui donnent et reçoivent de lui le meilleur et le pire - et le film sorti, le vieux lion peut mourir, d'ailleurs il meurt.
JURASSIC, qui sent qu'il s'enfonce : Voulaient-ils simplement montrer qu'il existe des gens perturbés par les fantasmes de leur conjoint ? Dans ce cas-là je le savais déjà... Espéraient-ils faire comprendre à quel point une telle attitude est incohérente ? Dans ce cas-là je le savais aussi... Pensaient-ils faire réfléchir ceux qui sont aussi cons que le héros ? Dans ce cas-là, je persiste et signe, je ne corresponds pas au public ciblé...
*MANON, avec délicatesse : Immodeste peut-être de ma part, mais si je ne sais pas ce qu'ils voulaient faire, je peux assurer qu'ils n'ont pas fait ce que vous dites - et régler son compte au contresens que vous fîtes dans votre dernière (euh !!??) réponse à *Montalte : Harford n'est pas "incohérent" en souffrant (j'insiste, ce n'est pas une bénigne "perturbation") de l'infidélité de sa femme - parce qu'elle est infidèle, "si tu regardes la femme de ton voisin avec convoitise, tu as déjà commis le péché d'adultère dans ton cœur", et ça n'a rien à voir avec le sexe du pécheur ni avec sa situation conjugale ni avec son orientation sexuelle... Son erreur, c'est justement de se montrer cohérent en lui rendant la monnaie de sa pièce ("bien fait, na", ou la puérile loi du talion), puisqu'il va se laisser à son tour tenter par des images autres qu'elle, jusqu'à porter un masque, se trahir lui-même, au lieu de l'aider, elle, à sortir de ce labyrinthe de rêves où, nouvelle Alice derrière le miroir, elle est la proie de la part obscure d'elle-même. Il faudra qu'elle s'en sorte seule, puis qu'elle l'en sorte (car elle suit, elle, la loi scandaleuse et adulte de l'amour), jusqu'au "fuck" final, énorme, primitif, explosif dans la bouche de la bourge et de l'épouse et de la mère, en plein milieu d'un magasin de jouets qui plus est, la veille même de Noël, parce qu'il n'y a pas plusieurs sortes d'amour, il n'y a que l'amour, et qu'elle est tout amour. Et putain ! si j'ose exclamationner ainsi, dans la VO ça a quand même une autre gueule ! Le traducteur n'a pas osé "foutre !" et je le déplore. (Mélie, diderotesque, aurait peut-être mieux compris !)
JURASSIC, déboussolé : Bref, que voulez-vous que je vous dise ?
*MANON, pleine d'humour : Oh rien, rien par pitié ! elle rit.
JURASSIC, modeste ? : Je me prosterne à vos pieds en implorant votre pardon, mais je n'y peux rien, c'est comme ça : ce film m'a profondément ennuyé, malgré son réalisme, car j'étais incapable du moindre sentiment, de la moindre compassion, du moindre intérêt, de la moindre curiosité vis-à-vis de ce qui arrivait au héros. Au moins, prenez en compte à ma décharge que j'ai fait l'effort d'aller le voir et de rester jusqu'au bout avant d'oser proférer la moindre critique à son sujet... Certains professionnels n'en font pas autant !
*MANON, rien à voir avec la choucroute : Si on parlait de "la Règle du Jeu" pour changer ? Mais pas de "Baise-moi" hein, des "féminismes" comme ceux-là, je me torche avec !
Un long silence... Les protagonistes se reposent de cet épuisant échange verbal ; Jurassic et *Montalte trinquent ; Xabe et *Manon discutent des DVD importés de Belgique. Soudain la porte du restaurant s'ouvre violemment, et un jeune homme s'avance.
*CELEBORN, sûr de lui et fanfaronnant : EWS, le film conceptuel par excellence !
*MONTALTE, mi-amusé mi-exaspéré : Et bien pour une entrée, c'en est une !
*Manon pousse un long soupir.
*CELEBORN, irrévocablement définitif : je comprends tout à fait pourquoi Amélie n'a pas aimé EWS... EWS est en effet un film purement conceptuel, faisant appel à la raison, à l'intellect... Il faut y voir des symboles (que je n'ai pas vus), y chercher un sens (que je n'ai pas trouvé), y découvrir un message (qui m'est resté obscur). Or pour moi, les oeuvres d'AN sont tout le contraire (je développe ici un point de vue strictement personnel, on peut ne pas être d'accord mais je vois les romans d'Amélie de cette manière et d'aucune autre) : ils font avant tout appel à la sensibilité et à l'imagination... Ici pas de message philosophico-important, pas de symboles cachés dans la profondeur de la réflexion, pas de sens qui guide votre vie... Juste un bijou, éclatant et d'une forme parfaite, serti des pierres les + précieuses qui soient : beauté et humour. Les romans d'Amélie sont comparables à la "Recherche..." de Proust : ils font appel à la sensibilité du lecteur, cherchent à toucher le cœur et non l'esprit.
*MANON, relancée : Opposition certes séduisante, mais tient-elle la route ? Mélie écrit des dialogues, encore des dialogues, où parfois une image étincelante en effet vient soulever l'enthousiasme (le Fuji-Yama d'"Attentat" tel un hologramme...) Elle fait travailler la cervelle de ses personnages, et celle de ses lecteurs ! Si je suis touchée ("Combustibles" mis à part, si réussi comme pièce de théâtre que j'envisage de l'étudier avec mes élèves à l'avenir), c'est uniquement dans les passages fantasmatiques (tiens donc, quelle coïncidence !), d'où ma prédilection pour le "Sabotage", et aussi cette manie d'infliger à tout le monde, comme découverte d'AN, la superbe scène martyrologico-érotique des arènes d'"Attentat".
EWS lui, s'adresse aux sens... C'est plus facile pour un film, peut-être : pour l'ouïe, la ritournelle, la scie, qui blesse l'âme du petit docteur en errance, et le chant sensuel, brame humain, du maître de cérémonie pendant l'orgie ; pour la vue, les lumières de Noël des rues, des magasins, et de l'orgie toujours - la fête des "adultes" n'est qu'une version puérilissime de celle des enfants ; pour le toucher, les baisers ritualisés des officiantes nues, dont la douceur émeut plus nos ventres que toute la foutrerie qui s'ensuit, le slow dérisoire mais touchant par lequel les partouzeurs essaient d'avoir, quand même, un vrai contact après, et ce geste, toujours ce geste, de Bill qui cache son avant-bras entre ses cuisses, si vrai qu'il faut avoir bordé bien des petits garçons pour le reconnaître à la première vision du film... Et le gâteau chez Domino, et l'encens sacrilège de cette messe rose, proustiens (eh oui... sourire...) à force d'évoquer des sensations anciennes qui ne peuvent se dire... (Là est peut-être l'écueil pour EWS : on n'y trouve que ce qu'on y apporte. Le propre des chefs-d’œuvre peut-être, mais qui réduit leur public potentiel... dans l'immédiat...)
... et quand on a parlé aux sens, on éveille le cœur. Le cerveau dans l'ultime opus Kubrickien ne fait que jouer de sales tours, l'inconscient vous mène par le bout du sexe et la conscience s'épuise en questions jamais résolues. D'où la consigne absolue d'Alice : "Fuck!" - échanger les désirs et les humeurs, enfin se fondre sans mise en scène, pas de fantasme ni d'orgie, un acte de chair dans un grand lit carré, et quand ce lit conjugal cesse d'être leur ring pour être leur nid, nous n'en verrons rien.
Un dernier (?!) mot, celui de La Rochefoucault : "L'amour, dans la société, n'est que le contact de deux épidermes et l'échange de deux fantaisies". (Cité par Renoir dans "la Règle du jeu")
EWS raconte l'ultime chance de vivre un amour qui soit autre chose.
*Manon essaie de reprendre son souffle. *Montalte, revigoré par le vin, s'adresse au jeune iconoclaste.
*MONTALTE, subitement intarissable : Manon évoquait avec une géniale sensibilité (ce n'est pas une hyperbole, mais une vérité et une certitude : elle sent comme Proust, comprend comme Pascal, rêve comme Nerval et aime comme Marie) l'aspect sensuel, et sensualiste du film. Je la suis absolument sur cette voie là : mais si elle a évoqué les postures et les élans du cœur, j'évoquerai les gestes et les murmures du corps :
Celui de Nicole Kidman d'abord : comment ne pas se joindre à la caméra amoureuse de Kubrick ? Ce n'est pas seulement ses fesses et sa chute de reins que le Maître caresse, c'est tout l'ensemble du corps, yeux, mains, gorge, chevelure. Si troublante la moue ronronnante d'Alice écoutant, en fronçant les sourcils, les inepties de son petit mari, si langoureuse sa manière de saluer l'Autrichien en lui tendant son index vers les lèvres, si bouleversante, les yeux et le nez rouge de larmes, une cigarette à la main, ayant pardonné à Bill. Cette femme que l'on voit à la première scène "s'essuyer" aux toilettes, se saouler à la Ziegler's party, se défoncer avec un joint le lendemain, fixer nicholsoniennement son pauvre mari lors de son "aveu" (à bien des égards, la nouvelle de Schnitzler s'apparente à "La Princesse de Clèves" sauf que là, l'aveu est moins une confession qu'une menace ou un défi), lui lancer ce "fuck" final, comment la trouver désincarnée ?
Le corps de Cruise n'est pas en reste non plus, même si plus pudique, forcément, plus masculin : pour lui, la pire chose est de se dénuder, et c'est ce que lui demande le maître de cérémonie pour le "punir" d'être venu à l'orgie. Et pourtant, comme il se frottait les mains de contentement à l'idée de se déguiser (chez le marchand d'habits)... Bill adore de toutes façons se faire conduire : remarquez sa suavité lorsque les deux mannequins le tiennent par les deux bras, tel un prisonnier, et tentent de l'entraîner à "l'arc-en-ciel", il regarde en l'air, il ne sait plus, il sourit béatement... Pendant tout le long du film, il passe de femme en femme, quoique ne passant jamais à l'acte. Chacune de ces femmes étant toujours en avance sur lui : Alice qui a failli l'abandonner, Marion qui ne l'appelle que pour lui sauter dessus, Domino qui cherche à l'attirer dans ses draps mauves (tiens, comme ceux du lit conjugal), la fille du marchand d'habits qui lui conseille de choisir telle cape plutôt que telle autre (scène extraordinaire : ainsi le monde entier attend-il Bill au tournant ?) la femme aux plumes qui le reconnaît à l'orgie et qui le presse de s'en aller, Alice de nouveau qui a rêvé ce qui vient de lui arriver... Sans compter Ziegler qui lui révélera la mystification et encore Alice qui retrouvera le masque qu'il croyait avoir perdu... Bill est toujours dépassé par le désir des femmes et le savoir de tous. Son odyssée est aussi une "volonté de savoir" qui ne se satisfera pas. Au fond, rien ne sera expliqué et l'énigme se dissoudra dans le néant. Le corps de Cruise adhère à ce néant : qu'il ferme les yeux de désespoir dans un taxi, qu'il perçoive avec perplexité le sourire radieux de sa femme dans la cuisine (quand elle fait faire ses devoirs à leur fille), qu'il s'effondre en pleurs convulsifs sur le lit sur le sein de celle-ci, l'acteur, certes contraint par Kubrick, a su cadenasser son corps, en faire un instrument inhibé et impuissament rageur (son coup de poing dans le vide quand il erre dans la rue), j'allais dire une "orange mécanique'". Cruise joue à merveille cette claustration sur lui-même.
Des gestes aux espaces, il n'y a qu'un pas : après les contenus, les contenants, et là franchement le film atteint un niveau de sublime rare au cinéma. Pour le (mon) plaisir, quelques arrêts sur image (Soupir de Jurassic) : l'appartement voluptueux des Hartford "menacé" par les trous bleus de... leur inconscient, les couloirs (de leur home, comme du palais orgiaque) objectivés par la steadycam, le grand angle de la salle billard rouge chez Ziegler, la salle de bain où celui-ci vient d'"abuser" d'une prostituée, l'ambiance chaleureuse du salon de thé, les flaques d'eau sur le macadam dans les rues de ce New York reconstitué, la cuisine sale de la prostituée, la ville illuminée par mille lampions, tout cela donne au film une sensation de féerie inquiétante, qui devient franchement cauchemardesque lors de certaines scènes. EWS est un des rares films que je pourrais voir en version japonaise ou togolaise tant il est beau simplement à voir.
*MANON, qui repart dans un délire boryesque :
- Eh bien, cette semaine donc, nous parlerons d'abord, et sans doute essentiellement, d'Eyes Wide Shut, que Jean-Louis Bory est impatient de défendre...
- Il se défend très bien tout seul !
- Mais pourtant, on a dit que c'était une déception, ce dernier film...
- ON a dit, ON a dit, ON n'a qu'à lire mon jeune confrère Brice de Thêt qui a réglé son compte à cette MAAAAnie qu'ON a de toujours comprendre un Kubrick avec trois ans de retard ! On va parler du film, enfin MOI j'en parle, et il y a bien assez à dire sans faire une psychosociologie à la mords-moi-le-noeud d'un public qui va voir "Taxi 2" et qui loupe "Sick"...!
- Parce que c'est malsain!
- Malsain, mon oeil ! Lequel des deux fera le plus de morts ?
- La mauvaise foi ! Non mais la mauvaise foi !
- A des questions bêtes, je fais des réponses idiotes, tu devrais le savoir Georges depuis le temps qu'on est ensemble ! Bon alors Eyes Wide Shut... Un film pas psychologique, pas sociologique, tiens, un film ci-né-ma-to-gra-phique, non, si, je sais très bien ce que je veux dire...
- T'es bien le seul !
- Ecoute au moins, ça veut dire un film A VOIR, voilà, à voir et revoir, à s'en mettre plein les yeux jusqu'à ce qu'on ait fini d'être tenté par le démon de l'analyse, parce que ça, on a compris tout de suite : qu'elle, elle s'ennuie avec lui, qu'elles s'ennuient toutes avec eux d'ailleurs...
- Elle est mal baisée !
- Mais oui, parce qu'ils sont tous mal-baisants, avec leurs gravures sadiennes dans la tête, on se demande même si l'orgie - ah qu'est-ce qu'on a pu ironiser sur l'orgie hein ! Mais c'est ça qu'ils ont dans la tête ! Une MAgnifique mise en scène, décors costumes et musiques superbes, et tout ça pour quoi ? Pour faire finalement marcher les pistons...
- Oh !
- Mais oui ! mécaniquement, et dans un ennuiiiii ! Tout le monde s'emmerde, franchement ! S'il n'y avait pas le petit docteur qui arrive providentiellement pour qu'on le titille un peu, ça ne vaudrait pas un parcours de golf ! C'est la même chose avec les trous et les bosses !
- Je crois que tout le monde a saisi, ne nous fais pas un dessin...
(rires dans l'assistance)
... dis-nous en plus sur cette analyse si évidente...
- Mais vous l'avez tous faite, si vous n'êtes pas bouchés ! Seulement voilà, certains n'ont pas apprécié ce qu'ils ont compris... Alors ils nous la jouent moderne, "Kubrick n'a rien compris à la sexualité des jeunes adultes", un critique, enfin critique ! a trouvé ça tout seul... Coco, tu devrais parler avec ta femme, si t'en as une, c'est un conseil perso, je reviens à nos moutons... Harford, c'est un agneau de lait, et dire qu'il a fait sa médecine puisqu'il est toubib, rien qu'à voir sa tête personne n'y croirait, mais si ! Donc il a fait un peu de gynéco, un peu de psycho, et voilà le résultat... Un gosse mal grandi, mal élevé j'ai envie de dire, qui fait la première bêtise qui lui passe par la tête... Et après il cherche à réparer... Mais fallait pas y aller c'est tout... Fallait rester seul dans sa chambre comme dit Pascal, jusqu'à avoir compris...
- Compris quoi ?
- Compris, je ne sais pas moi, sa femme, ses envies... CA Y EST ! Je fais de la psychologie, Kubrick m'a encore eu !
(rire général)
... Parce que, vous savez, et j'ai blagué sur le DVD l'autre jour, mais il y a au moins quelque chose que j'ai appris dans l'interrogatoire de Nic (il l'appelle Nic ce benêt ! on croit rêver !), c'est que si Alice raconte tout à son mari, ce n'est pas pour le faire réagir...
- Tu suis les analyses des actrices maintenant?
- Maaaaaais non ! C'est Stanley qui lui a dit ! Alice, elle est complètement pétée ! C'est le joint, tout bêtement ! Mais oui, tu peux rire... La vie des gens dépend de trucs comme ça..."Les Choses de la vie", pourtant, en France au moins on devrait savoir ça ! Eyes Wide Shut, c'est pas du Pasolini ! C'est tout bête comme du Lelouch, mais en génial !
- Alors, bon, on croit avoir compris...
- J'espère ! (rire) - Mais il faudrait aussi apprécier TOUT ce qu'il a réussi à faire sortir par le scénariste, incroyable ! La petite dans le magasin de jouets qui admire un landau, et la maman, nostalgique et lasse "C'est de l'ancien temps", à la fois c'était le bon temps mais c'est démodé, la voilà la "jeune adulte", et catastrophe la petite se rue alors sur une Barbie mariée, la reproduction est en marche ! Et puis, mais - si, celle là je dois la dire, vous n'y couperez pas, ce qui n'est pas dans le scénario publié...
- Tu l'as lu ?!
- Je l'ai lu, j'ai lu Schnitzler, je dors avec ! Eh bien, la fameuse phrase "je vais tout te dire" (pas te "raconter", eh le traducteur ! te "dire" ! c'est une confession !), cette phrase n'est pas dans le scénario.
- Ce qui veut dire...?
- ... qu'elle est de Kubrick, ou que Kubrick l'a sortie de Cruise, on comprend qu'il ne s'en remette pas, comme de ce geste qu'à son retour précédent on lui fait faire (c'est peut-être bien Nic, tiens, qui le dirige notre acteur), vous savez, quand il ramène son avant-bras entre ses cuisses pour redevenir son gamin, son bébé, son fœtus ! CA C'EST DU CINEMA ! Pas de la littérature !
(Applaudissements)
- Merci, Jean-Louis, je crois que tu as convaincu pas mal de monde, moi en tout cas j'y retourne...
- Voilà ! Voilà comment il faut réagir, il faut le VOIR ! Et puisque tu y vas, Michel, regarde bien le premier plan... Tu te souviens ?
- Tu parles si je me souviens ! (Polac rit)... Elle a une de ces paires de fesses...
- Oui, eh bien il t'a eu toi aussi... tu es fasciné, hein... Comme Harford est fasciné par les putes, ou les bourgeoises qui jouent à la pute... Cette fascination pour le cul, avec et sans jeu de mots, vous empêche de voir la robe, la pellicule, ce qui est apparent et donc profond, et cette robe qu'elle ôte, une robe de cocktail sans doute, la petite robe noire classique, elle est déchirée, mon vieux... DE-CHI-REE... D'où est-ce qu'elle revient, hein, la petite Alice ? De l'autre côté du miroir ?
(Un silence...)
- Alors... le fantasme... serait...
- Alors, ON NE SAIT PAS. Et on retourne voir le début du film, et on repart pour un tour !
(Longs applaudissements)
*MONTALTE, reprenant son analyse dès que *Manon s'interrompt : Mais le beau ne suffit pas. Quand l'esthétique tourne à l'esthétisant, c'est-à-dire quand le beau n'a pas de sens, l’œuvre risque de devenir ennuyeuse. Je fais hélas partie de ces spectateurs ou de ces lecteurs qui demandent du sens aux choses. L'obsession romantique si chère à Théophile Gauthier, et dans laquelle je suis moi-même tombé pendant une époque, de "l'art pour l'art" me semble caduque. Le style pur devient un exercice (et loin de moi l'idée de rejeter les délicieux "Exercices de style" de Queneau, qui d'une part ont le mérite de se présenter tels quels, et qui d'autre part ont un sens indéniable, ne serait-ce lui que celui de l'infini d'un événement). Kubrick n'a-t-il jamais réalisé une image qui ne signifie rien ?
Celeborn, tu opposais le "conceptuel" d'EWS à la sensibilité pleine d'imagination et d'humour des livres d'AN(*Celeborn opine du chef). Manon a démontré les limites de cette opposition. Pour ma part, je crois comprendre ce que voulait dire le primaire. "Conceptuel", le film l'est sans doute (et soit dit en passant, je ne pense pas que cela soit ça qui ait ennuyé Amélie, vu qu'elle sous-entendait avoir adoré les anciens films de Kubrick, autrement plus "conceptuels" que EWS) dans la mesure où il épouse une forme savante (sa narration a la "symétrie dissonante" d'"Orange" : le double parcours d'un personnage marqué par un "avant" et un "après" : Dans "Orange", c'était le traitement Luduvico, ici, c'est l'orgie..), et qui pousse dans la seconde partie jusqu'à l'abstraction. Il est évident que nous ne sommes pas ici dans l'immédiateté romantique, j'allais dire, féminine, où les sentiments nous écorchent vif et où les corps exultent. Cette odyssée du désir n’est pas pour autant une odyssée animale. D'où le manque de spontanéité que d'aucun et d'aucune (notre amie Juliette par exemple, n'est-ce pas Manon ?) ont reproché au film, tout en l'admirant beaucoup.
N'ayons pas peur de le dire, EWS est un film fait par un homme, hétéro, et qui en outre est du signe du Lion.
JURASSIC, effrayé : Mais il hallucine complètement ce pauvre Montalte ! Manon, faut pas le laisser seul comme ça ! Il va péter une durite un jour ! Et AN se retrouvera au tribunal pour cause de harcèlement mental...
*MONTALTE, qui s'amuse beaucoup de la réaction du dino : Ce que je veux dire, c'est que l'art de SK est sans nul doute celui d'un "feu maîtrisé". Il affirmait lui-même dans une des rares interviews qu'il avait accordée à Ciment que chez lui "la folie était maîtrisée", et que le désordre ne prenait tout son sens que sous une forme ordonnée. Ce qu'il peut donc y avoir de "dérangeant" dans ce film, pour reprendre le mot de Guilaine, c'est qu'en tant qu'il les maîtrise, il n'adhère pas forcément aux émotions qu'il montre. Je veux dire par là qu'il jette le discrédit sur une certaine façon apparemment naturelle de sentir. Le bel élan du cœur, si chère aux jeunes filles, est aussi une stratégie de l'esprit ou du cerveau (la scène de l'aveu où justement Kidman passe en quelques instants d'un rire convulsif, spontané, animal à ce regard perçant, ironique et érotique, "malsain", suprêmement maîtrisé.). Plus tard, les larmes de Marion, qui a l'air de pleurer si spontanément son père défunt, sont surtout des larmes de désir fou et refoulé pour le petit docteur : on pourrait même dire qu'elle ne pleure pas, mais qu'elle "mouille"(regard outré de *Celeborn).
Cinéma qui met en scène les pulsions mais qui n'est pas "impulsif". Kubrick n'est pas Cassavetes qui a une confiance démesurée dans les choses de la vie. Ce qui nous semble naturel est bien souvent un arrangement stratégique et intéressé de notre vouloir. Les beaux sentiments ne sont plus ce qu'ils étaient. Ce que EWS nous dit, c'est qu'il faut se défier d'une soi-disant pureté de notre âme. Aimer est la plus belle chose du monde (le point de vue de Kubrick n'est pas du tout celui d'un misanthrope désabusé ou d'un vieux cynique type "Don Alfonso" du "Cosi" de Mozart) mais à condition de ne pas avoir LES YEUX FERMES. Exigence typiquement léonine : le cœur n'est rien sans les yeux (et l'on sait que l’œil est le fil rouge de tout le cinéma de Kubrick : oeil de Hal 2000, oeil torturé d'Alex, et de Malcolm Mcdowell pour de vrai !, oeil effrayant de Nicholson dans "Shining", du sergent Hartman et de la tireuse vietnamienne de "Full", oeil de Stanley lui-même, pénétrant jusqu'au malaise, visionnaire et dément...) l'amour n'est rien sans la lumière. Pire : la confiance "aveugle" que l'on a pour sa femme n'est qu'une manière de se rassurer sur sa virilité égoïste. Défions-nous de ce que nous croyons trop naturel en nous et chez l'être aimé. Méfions-nous du bel adage hypocrite "l'amour est aveugle".
La morale d'EWS rappelle plus celle, lucide et un rien pessimiste des classiques plutôt que celle des romantiques. Elle n'en est en rien désespérante, elle évite l'écueil si facile du "j'ai ouvert les yeux et je suis revenu de l'amour", réaction bêtasse d'un idéalisme blessé. Il s'agit plutôt d'un "j'ai ouvert les yeux et je suis revenu à l'amour". Pour finir ce monologue trop long (sourire de *Manon), je dirai que ce qui a pu décevoir dans EWS c'est son caractère "adulte", mature, lucide. On est dans cette affaire à mille lieux des représentations adolescentes et quasi infantiles de l'amour. De ce point de vue, le film a en effet quelque chose de crispant, voire d'exaspérant, car il ne va jamais dans le sens du beau sentiment dont il remet précisément en cause la sacro-sainte "authenticité". L'amour est aussi une dialectique.(*Montalte s'arrête, essoufflé. Il se ressert une rasade de vin rouge)
*CELEBORN, pas déstabilisé pour un sou par la logorrhée : J'avoue ne pas être parvenu à comprendre ce que tu m'as dit (*Montalte s'étrangle avec son verre de vin rouge. Tout ça pour ça...). Tu m'en excuseras je l'espère, mais tu fais ce que j'appelle du "conceptuel" (c'est un terme personnel, trademark Celeborn, tu pourrais appeler ça du réglisse aux amandes si tu veux, j'appelle ça du conceptuel...)... Tu parlais de l'importance du regard quelque part dans les tréfonds de ton message, pour moi un film se REGARDE, et ne s'analyse pas (du moins pas à un tel point...). L'aspect symbolique poussé à l'extrême, la "volonté de savoir", le néant auquel adhère le corps de Cruise, instrument "inhibé et impuissamment rageur", etc. je m'en fiche ! (désolé, c'est un peu cru, mais bon, c'est ça...)
En fait je regarde un film avec mes yeux (jusque là rien d'anormal j'espère ;o) ), et je ne réfléchis pas à sa "signification profonde" (le "conceptuel" si tu préfères)... En fait tu appelles "sensibilité" ce que j'appelle "conceptuel" je crois... La sensibilité chez moi, c'est ce qui fait qu'un film me touche... Ca ne s'explique pas, ça ne se met pas toujours en mots, ça se ressent et c'est déjà pas mal (expliquer la sensibilité serait l'inclure dans le "conceptuel", hérésie !! ;o) )... J'ai été touché par Rangoon, par Princesse Mononoké, par American beauty, par le Sabotage amoureux et par les Femmes savantes par exemple... On peut y voir la beauté, le fait que certaines choses me rappellent mon vécu, en fait ça m'interpelle, j'explique pas toujours pourquoi, et quand je lis des "explications conceptuelles" (aussi appelées "analyses"), j'ai l'impression qu'on a pas vu le même film où lu le même bouquin...
EWS par exemple a atteint dans ma sensibilité le niveau "zéro" (sur une échelle de 0 à 20 ;o) ), d'où le classement (rapide peut-être, mais vu ton "analyse", apparemment pertinent) dans la catégorie "conceptuel" (j'aime pas parler de catégorie, tant pis c'est dit...) Les romans d'AN ont en revanche touché ma sensibilité, la tienne aussi on dirait sauf que c'est pas la même notion qui se cache derrière le mot je crois...
Bon là je suis en contradiction avec mes principes, puisque j'essaie d'expliquer (très mal évidemment) rationnellement la sensibilité...
JURASSIC, qui se prosterne soudainement aux pieds de *Celeborn : Celeborn !!! Ma nouvelle idole !!! Mon Maître à penser !!! (A penser jeune, donc...) ;o) Je pense exactement la même chose que toi, donc tu m'évites de répondre à Montalte en détail, ce qui me fait gagner un temps précieux.
Je crois qu'il n'y a rien à ajouter, ta notion de sensibilité résume tout. Et elle rejoint ma notion de l'inexistence de l'objectivité : un film qui touchera profondément la sensibilité analytique d'un Montalte pourra se voir attribuer une note de 0 sur 20 par un Celeborn, alors qu'un film qui touchera profondément la sensibilité émotionnelle d'un Celeborn pourra endormir un Montalte...
*MONTALTE, qui pour le coup est bien réveillé : Un film se regarde mais se comprend aussi, la sensation se mue en idée, le regard devient réflexion, et le plaisir est décuplé. Le degré de conscience intellectuelle va de pair avec le degré d'orgasme...
*CELEBORN, l'interrompant : D'accord avec vous, cher Montalte, sur l'aspect non manichéen... Il n'y a pas "les sensibles" d'un côté et "les conceptuels" de l'autre, tout est question de degré et non de nature (d'où ma haine pour les "catégories")... Cependant je n'adhère pas au fait que le "degré de conscience intellectuelle" aille de pair avec "le degré d'orgasme" (le mot "orgasme me semble d'ailleurs plutôt déplacé pour décrire la sensation/l'émotion ressentie devant un film, on n'est pas en train d'écrire à la Prétextat non plus... )... Je ne pense pas être en "orgasme" devant un film, il y a une dimension de plaisir certes, un aspect émotionnel aussi, sentimental pourquoi pas, mais l'orgasme conceptuel devant EWS me laisse assez sceptique... passons...
*MONTALTE, continuant comme si rien ne s'était passé : Les sensations nous donnent des idées et les idées nous émeuvent... Savourer un chocolat c'est être, au maximum, conscient de ce qu'on a dans la bouche. On peut certes se contenter de l'immédiat, avaler toute la boîte de chocolats et en être heureux...
*CELEBORN, l'interrompant de nouveau : Je ne passe personnellement que rarement par le stade intermédiaire ; chez moi c'est plutôt "sensation ->émotion", maintenant mon cas n'est pas une généralité... D'ailleurs si j'étais totalement conscient du morceau de chocolat dans ma bouche, je le concevrais comme une pâte informe faite de cacao, de sucre et de salive en train de noircir mes dents, ce qui n'est pas à proprement parler le meilleur système pour le savourer... Je n'en profite cependant pas pour avaler toute la boîte (le désir se contrôle parfois), mais je savoure très bien mon chocolat sans le concevoir... L'analyse, loin d'être mon moteur de jouissance, contribue plutôt à me la gâcher dans certains cas, en cherchant par tous les moyens à m'expliquer RATIONNELLEMENT ce que je ressens et pourquoi je le ressens... quelle horreur ! C'est tout sauf ce dont j'ai envie !
*MONTALTE, continuant comme si rien ne s'était passé : On risque alors de passer à côté de bien des oeuvres moins immédiates et qui pourtant donnent un plaisir encore plus intense. L'analyse, cette vertu si proustienne, est le moteur de la jouissance (et de la souffrance aussi parfois) : Proust lui-même est l'exemple absolu de l'union entre le sensible et l'intellect. S'il sent surhumainement les choses, il les analyse encore plus (et ceux qui ne l'aiment pas lui reprochent précisément cette tendance "intellectuelle") : Céline, lui, serait dans le pur sensible, immédiat, animal, sans analyse ni conceptualisation. J'adore l'un et l'autre, mais peut-être avec le temps, préféré-je la Recherche au Voyage, qui répond mieux à mes attentes et mes aspirations.
*CELEBORN, l'interrompant de nouveau : J'adore Proust, mais je défends son aspect purement impressionniste, qui, loin d'être intellectualisant, nous fait passer des impressions, des sensations (la phrase proustienne y contribue beaucoup je crois...)... L'analyse ? peut-être, mais je m'en passe, la perfection de la sensation est pour moi l'essentiel, sans conteste... L'analyse me gâcherait une partie du plaisir je crois... Je n'ai jamais lu Céline en revanche, à essayer ?
*MONTALTE, continuant comme si rien ne s'était passé : Le pulsionnel sans distance ni conscience finit par m'ennuyer, et de fait, les oeuvres trop "immédiates", "écorchées vives", me semblent bien emmerdantes. Pour donner un exemple, je préfère Brassens à Brel...
*CELEBORN, n'en finissant pas de l'interrompre : Peut-être t'en doutais-tu (tu es d'ailleurs la 2e personne à faire cette comparaison devant moi en peu de temps, c'est amusant ;o) ), mais je préfère Brel à Brassens... Plus passionnel, plus puissant dans l'émotion, il remue les tripes, il fait pleurer...
*MONTALTE, définitivement impassible : Sans doute deviens-je de moins en moins dionysiaque et de plus en plus apollinien. Mais toujours aussi narcissique ok !
N'en reste pas moins que la sensibilité peut être autant physique que métaphysique. Je suis ému aux larmes à la fin du "Sacrifice" de Tarkovski, et non à celle du "Titanic" (film fort honorable par ailleurs). C'est mon côté religieux, sensible aux symboles, à la transcendance, à ce qui nous est dit entre les mots ou entre les images. Comme dit Nothomb dans Les Combustibles "on a le sens de l'éternité ou on ne l'a pas".
Et dans EWS, comme dans tous les films de Kubrick, il y a cet aspect-là, mytho-poétique qui nous élève non pas tant à un niveau conceptuel qu'à un niveau spirituel. ET cet aspect-là, j'ose le dire, nous écrase. La vision d'un film de Stanley Kubrick est une véritable expérience intellectuello-sensorielle. On en prend plein les sens et plein les neurones. On cogite autant qu'on plane. On se prend la tête autant que le plus grand pied du monde. Devant "2001", l'âme bande. Encore faut-il accepter de se laisser hypnotiser par des images qui sont parmi les plus belles du monde... Or, malheureusement, s'il y a de bons films, il y aussi de mauvais spectateurs. Ce sont ceux qui ne cherchent pas à comprendre, qui ne mettent pas leur sensibilité à l'épreuve. Au lieu d'aiguiser celle-ci, ils la remplissent de ce qu'elle connaît déjà. Dans le (mauvais) film "Jet-set" l'on voit un moment le personnage principal, chargé de pénétrer cette société, assister à un vernissage d'art contemporain. Naturellement, on nous montre des "riches" satisfaits d'eux-mêmes et complètement vides, faire d'ineptes remarques sur les tableaux en question. Effaré par tant de snobisme, notre héros finit par lancer un soi-disant salubre "il suffit de ressentir...", réplique fort efficace à laquelle les spectateurs de la salle adhère immédiatement, mais réplique que je trouve pour ma part démagogique et/ou innocemment stupide.
Bien entendu qu'il ne s'agit pas de se forcer à aimer ce qu'on n'aime pas, mais avant toute chose, il faut s'ouvrir à l’œuvre, et pour ce, "suspendre son jugement", ne serait-ce que pour s'éviter de fâcheux avis qui pour le vrai amateur d'art risque de vous rejeter illico dans le camp des incompétents, celui que précisément vous croyiez éviter en vous laissant aller à votre inconvenante spontanéité. Celui qui, devant une toile de Francis Bacon, dit "j'adore" alors qu'il n'adore pas du tout est tout aussi ridicule que celui qui dit "berk pas beau" -et encore le premier s'en sort-il mieux, sur le plan social que le second car au moins a-t-il compris de quel côté soufflait le vent. L'autre, qui a dit franchement son avis, ne mérite que d'être bâtonné par les valets du premier. On n'est pas dans l'immédiateté impunément.
C'est un devoir que d'initier ses sens et de faire progresser son goût.
*CELEBORN, pas conceptuel pour un sou : désolé donc d'être "mauvais spectateur", "démagogique" et "innocemment stupide", mais dans certains cas "il suffit de ressentir", particulièrement en matière d'art contemporain d'ailleurs... mais autant il peut être simple de tout "conceptualiser", autant "déconceptualiser" quand on est habitué à conceptualiser est difficile et douloureux...
Désolé de laisser de côté, les "je plane" et "mon âme bande", mais je suis trop étranger à cela pour me risquer à débattre là-dessus... Simplement, les images d'EWS ne m'ont VRAIMENT pas ébloui, les effets sont trop recherchés, chaque geste, chaque regard semble millimétré... un peu de naturel que diable !!!
*Montalte devient subitement couleur pivoine et semble sur le point d'exploser. *Manon semble désemparée mais jette en même temps un regard amusé à *Celeborn, qui ne comprend pas ce qui est en train de se passer. Soudain *Montalte hurle :
*MONTALTE, gueulant : Ouf la nature ! ça me fait mal ça ! Le naturel ! le spontané ! l'instinctif ! l'horreur totale ! Je suis d'avis qu'il faut envoyer au peloton d'exécution tous ceux et toutes celles qui sont "naturel(le)s"... Mon critère d'appréciation pour les autres, c'est le degré d'artifice. Quelqu'un de naturel n'a pas de chance avec moi. Etre naturel ? au secours ! la voilà la suprême vulgarité ! l'immonde lie de l'être humain ! Pour me plaire, il faut porter un masque, se poudrer beaucoup, et jouer de tous les rôles qu'on a en soi. Mais se contenter d'être naturel ! comme si ça suffisait à être VRAIMENT soi-même ! au secours Baudelaire ! "Mon cœur mis à nu" ! Vite !
"La femme est le contraire du Dandy.
Donc, elle doit faire horreur.
La femme a faim et elle veut manger. Soif, et elle veut boire.
Elle est en rut et elle veut être foutue.
Le beau mérite !
LA FEMME EST NATURELLE, C'EST-A-DIRE ABOMINABLE.
Aussi est-elle toujours vulgaire, c'est-à-dire le contraire du Dandy."
Désolé Céléborn mais pour le coup je ne peux plus lutter avec toi. Tu n'as jamais mieux porté ton pseudonyme : oui, mettons des limites entre nous !!
*MANON, tentant de le calmer : Allons, ce n'est parce que ce dandy de petit Charles faisait sa crise entre deux coucheries qu'il faut se ruer aussi sur ses bêtises et les adopter le temps d'une polémique ! Il était allergique à la femme, okette on le sait... il se précipitait dessus comme sur un plat de fraises et après il avait des boutons... tsss... ("La femme veut être foutue", et comment ! N'est-ce pas Nic ? héhé...)
Mais vous, vous êtes "contre les femmes... tout contre."
*MONTALTE, regardant *Manon avec des yeux désespérés : naturel, il a osé !
*Manon l'embrasse.
*MONTALTE, calmé mais par moment se retenant d'exploser de nouveau : Bon, je lui pardonne. Je reviens. Hello ! Ca va toi ? Et bien disons alors, pour conclure (bien que sur EWS je resterai encore des heures, et sur Kubrick des jours : une question comme ça - As-tu vu et aimé les autres films du Maître ? "2001 : l'odyssée de l'espace" tout particulièrement ?), que ta sensibilité sera plutôt celle des tripes, et la mienne plutôt celle de l'âme -excuse-moi ce gros mot-.
Tout le monde s'embrasse et/ou se serre la main. Le rideau tombe pendant que Jurassic interpelle *Montalte sur un autre sujet.