AlZanOr
présente aussi la nouvelle n°11 :
Amélie ou comment s'en débarrasser
ou
Le boulet
*
Le jour où on a eu cette idée, on aurait mieux fait de se casser une patte. Ou gratter un tacotac : on aurait eu plus de chances…
Aujourd’hui encore, chacun attribue à l’autre la paternité de cette trouvaille stupide. La vérité, c’est que personne aurait pu prévoir que ça tournerait de cette façon.
Elle paraissait si bien élevée, à la télé…
René, Robert, Marcel et moi : tous les quatre, ensemble, on a monté le coup.
René a garé la Fuego en face du cimetière.
Elle y va chaque jour, à l’heure du thé — on s’est renseignés.
Nous entrons dans le cimetière… avançons doucement jusqu’au caveau du fond.
Amélie est là.
Immobile ; sereine ; apaisante. Assise en tailleur sur une dalle de marbre blanc ; vêtue de noir.
Mains sur la tête, Elle psalmodie des borborygmes étranges… Robert nous dit que c’est du chant. Un truc japonais.
Robert, il en connaît des trucs. Il est cultivé, Robert.
Un vrai dictionnaire…
Tous les quatre devant Elle.
Debout, immobiles, l’air méchant — pour l’impressionner.
Elle s’arrête de chanter.
Ça
a marché.
Puis Elle nous fait un grand sourire et nous lance :
— Bonjour messieurs !!!
Ça n’a pas marché.
On devrait saisir notre chance : arrêter à temps. Quelqu’un capable de chanter comme ça ne peut pas être tout à fait humain… Mais Marcel se précipite pour lui enfiler la cagoule sur la tête — il a voulu bien faire, Marcel…
Du coup, on est dedans. Plus de questions à se poser.
La cagoule, trop petite, ne recouvre que le haut du chapeau. Peu importe, étape suivante : Robert et Marcel lui ont pris les pieds ; René et moi, les mains. On court à travers le cimetière jusqu’à la voiture — et Elle qui glousse de rire !…
Les autres je sais pas mais moi ça m’a déconcentré, c’est sûr. Au point que j’ai oublié de refermer le coffre après qu’on l’y ait mise…
Première boulette.
On ne se rend compte que deux rues plus loin qu’elle n’est plus dans la voiture :
— René !! Demi-tour ! Vite ! On a perdu l’otage !!!
René fait crisser les pneus de la Fuego et repart dans un déluge de fumée vers le cimetière… Merde, merde, merde !!! Le Grand Boulevard : René stoppe net. Une folle en noir court vers nous au milieu de la route… Bras agités, cris aigus…
— Attendez-moi !!! Hi ! Hi ! Je suis tombée… ah ! Heureusement que je vous ai retrouvés, sinon on était quittes pour rentrer chez nous !!
— Euh… Oui ! certainement…
René lui tient la porte ; Amélie s’assied entre Robert et Marcel. Elle tourne la tête vers moi et rayonne :
— Vous allez voir : je suis sûre qu’on va bien s’amuser !!!
René et moi, on se regarde sans rien dire : je ferme la porte ; on remonte et je conduis.
En effet, Elle s’est bien amusée…
Pas nous.
On est arrivés au hangar dans un grand soulagement. Marcel commençait à chercher nerveusement la poignée pour sauter en marche, pendant que René le retenait de toutes ses forces… Amélie était intarissable depuis une demi-heure sur la reproduction des carpes en milieu hostile.
Affreux…
Robert à sorti sa carabine pour forcer Amélie à rentrer à l’intérieur — les traditions ça se respecte… Mais je lui ai fait signe de laisser tomber : elle avait déjà couru à l’intérieur.
« Ouaiiiiiiiiiis !!! »
Entre-temps, j’ai du réconforter Marcel : il devait prendre le premier tour de garde ; j’ai décidé de le prendre à sa place. C’était plus sûr.
Vous avez déjà essayé de rester naturel devant quelqu’un qui vous regarde fixement des heures ?! Impossible… Et ses yeux !! Ses yeux…
Des yeux de psychopathe. Des yeux qui vous disent… « demain tu m’appartiendras, j’aurai ta vie et tu ne seras plus ! ».
Les yeux d’un être sans pitié.
— Vous aimez le chocolat blanc ?!
Elle avait un sourire candide accroché au visage.
Elle reprit sans attendre la réponse…
— Moi j’adore le chocolat blanc ! Je pourrais en manger des kilos !! et puis le chocolat blanc, le meilleur, c’est quand même le belge, et puis…
Deux heures. Sans s’arrêter. Deux longues heures.
Le boulet.
Quand Marcel est venu me relever, il parait que j’avait des cernes et la bave aux lèvres. Enfin c’est ce qu’ils m’ont dit. Et je les crois.
Cette femme n’est pas normale. Je l’ai bien vu tout de suite. Mais j’ai rien dit, ils m’auraient pas cru. Enfin je pense.
Je me suis dit :
« Celle là il faut s’en débarrasser… Si on la garde trop longtemps, c’est elle qui nous prendra en otage ! il faut que je demande la rançon sans tarder… ».
Oui. Mais voila. On a téléphoné partout, pas moyen de joindre quelqu’un. Jusqu’au lendemain.
Elle a eu toute la nuit pour user encore René. Avec de vagues histoires de fruits et de thé vert. Il a fini aux toilettes, en train de se faire vomir convulsivement… Le seul qui a réussi à la supporter c’était Robert. Bizarrement ils s’entendaient bien. Il la supportait. Et j’ai compris quand j’ai vu les bouchons dans ses oreilles…
Le matin, je téléphonai à la famille pour demander un peu d’argent ; j’étais décidé à pas être gourmand, du moment qu’elle partait… On me répondit qu’elle était avec eux et qu’elle allait très bien – ce devait être une erreur…
Bah merde.
Je revins vers Amélie, inquiet et lui demandai comment c’était possible.
— Comment vous ne savez pas ?! Mais j’ai plusieurs sosies qui me remplacent pour les dédicaces et les télés !!! Sinon, je ne pourrais être si disponible, vous pensez !!
Son sourire me glaça. Personne la réclamerait. Elle resterait tant qu’elle le voudrait – je le lisais dans ses yeux : elle resterait longtemps…
On était cuits. Coincés avec une folle dans un hangar ; pas d’horizon ; pas d’espoir. On s’est préparés à partir.
« Ah non !! vous restez sinon je vais pu m’amuser !! »
On a bloqué. Qu’est-ce qu’elle avait encore fait ?! Elle devait avoir préparé quelque chose ; mais quoi ?
— De toutes façons, cette nuit j’ai tout fermé à clef et caché la clef, alors…
Voila. Un truc comme ça. Tout ce qu’il nous fallait. Enfermés à clef par l’otage.
— Alors, maintenant, on va faire un jeu !!
‘NOOOOOOOON’, pensai-je au désespoir…
— Sinon je vous dis pas où est la clef !! hi ! hi !…
…
Bon. Ok. On va jouer. Ok.
— Alors : le premier qui dit une paronomase au lieu d’une antanaclase à un gage ! D’accord ?
Bah oui. On pouvait pas refuser. Mais c’est quoi une antalaclasse ???
Comme René, Marcel et Robert savaient pas plus, on a fait des gages toute la journée ; et la nuit qui suivit. La torture peut prendre bien des voies. La stylistique n’est pas la plus familière.
On a sauté à pied joints un peu partout, cent pas le premier gage, deux cents le second, etc. René à fait du cheval sur Robert toute une partie de la nuit. Moi j’ai réussi à pisser plus loin que Marcel. Encore une idée à Amélie…
Au petit matin je réalisai qu’elle ne nous donnerais pas la clef. Jamais.
Ma décision était prise. S’en débarrasser, absolument. Par tous les moyens.
Tout plutôt que l’humiliation.
Tout, même la bleue…
Je m’approchai en cachette du téléphone et composai les deux chiffres.
« Allô Inspecteur ? Aidez-nous, s’il vous plaît… ». Je ne pus finir, un sanglot me bloquant la voix.
Un fourgon vint nous délivrer.
J’avais demandé dans mes conditions que la folle soit dans une autre voiture. On ne sait jamais.
Après un passage éclair au tribunal, le fourgon nous conduit dans notre nouvelle demeure, tranquille, calme, sans femmes en noir.
Ce qu’il y a de bien en tôle, c’est qu’y a pas Amélie.
On est bien, en tôle…
Fin