Lamalie
présente la nouvelle n°10 :
Amélie ou comment s'en débarrasser
ou
La cloche
Oui, je suis cloche. Oui, je suis bizarre. Oui, je mets toujours les pieds dans le plat. Et encore, s'il n'y avait que les pieds.. C'est que, cloche comme je suis, j'y mets aussi les genoux. Et les coudes.. Oui, je suis toujours à faire ce qu'il ne faudrait pas. Je suis incapable de dire une parole agréable sans que ça ne se retourne en catastrophe naturelle. Oui, je suis moche. Oui, je suis cloche. Et non je ne m'en balance pas.
Non.
Je ne m'en balance pas. Ce n'est pas quelque chose dans lequel je me complais.
Ce n'est pas une volonté de ma part. Non, je ne crois pas que je ne puisse rien
y faire non plus. Mais non, vous n'avez pas tort de me trouver cloche. Vous ne
vous trompez pas quand vous ne me comprenez pas. Vous n'êtes aucunement
surprenants quand je vous sous-entends dire "Amélie, mais comment s'en débarrasser
?". Non, vous n'êtes pas à côté de la plaque quand vous dîtes que je
le suis. Vous n'êtes pas dans l'erreur quand vous vous dîtes que je suis à
des milliards de kilomètres du monde.
Enfin,
si. Là, vous vous trompez justement. Je ne ressemble pas à tout le monde, mais
je ne suis pas à des milliards de kilomètres du monde. C'est justement parce
que je suis dans le monde que je suis si cloche. J'aurais abandonné le monde,
alors personne ne verrait plus ma "clochitude aiguë". Et c'est également
parce que je ne m'abandonne pas moi-même, que je suis toujours si cloche. Je me
serais abandonnée, alors je m'en serais débarrassé de ma clochitude aiguë.
Mais à quel prix ? A ce tarif, je ne serais plus une cloche dans le monde, mais
je me serais fondue dedans. Ca m'a souvent tenté. Malgré tout, et de manière
assez incompréhensible pour moi, je ne l'ai jamais fait. Alors voilà, je n'ai
pas voulu m'éloigner du monde, ni de moi-même. Mais le problème subsiste. Je
suis cloche. Je n'ai pas réussi à faire coïncider les deux harmonieusement.
Le monde et moi. Moi et le monde. Je suis cloche. Mais comment font les autres ?
Comment
font les autres… Ou alors ils naissent avec des prédispositions à coïncider
harmonieusement avec le monde ? Ca existe le gène de l'harmonie au monde ? Moi,
ce gène, les fées dans leur infinie bonté ont dû m'en coller dix et hop, me
voilà avec le gène de la disharmonie avec le monde. Wouah ! Ca y est, j'ai
percé le mystère de la naissance de ma clochitude aiguë.. Génial.. Ca me
fait une belle jambe. C'est bien beau de découvrir la genèse génétique d'une
caractéristique particulière, mais ça n'aide pas à savoir quoi en faire.
Pourtant,
un indice me dit qu'il y a certainement quelque chose à faire. Je suis cloche,
d'accord, mais je suis là, c'est un fait. Je me dis que la nature est tellement
bien faite, les choses ont l'air d'être créées avec tellement de perspicacité
ou alors disons que celles qui subsistent ont l'air d'avoir réussi à échapper
à tellement d'obstacles qu'on ne peut que se dire qu'il y a une raison à leur
survie, cet exploit. Et je ne peux m'empêcher de raisonner de la sorte pour
moi-même. Utopie ? Candeur ? Désespoir ? Non. "Clochitude aiguë"
tout simplement. Faut pas chercher loin.
Alors
mettons-nous un instant à réfléchir sur l'utilité de la cloche dans le
monde. Vaste sujet vous en conviendrez. Mais je suis sûre qu'on peut trouver
pas mal de choses intéressantes, si, si.. Imaginez, une cloche à fromage,
c'est d'une utilité obvie. Si vous ne voulez pas vivre dans un parfum
d'ambiance clacos-qui-pue, en gros c'est la cloche ou la vie ! Dans un autre
genre, la cloche d'une église, c'est d'une noblesse rare. C'est quand même ce
qui produit le son fédérateur. "Ding dong" et tout le monde se
rassemble, c'est la messe les amis, venez communier, prier et réfléchir
ensemble ! Pareil, la cloche à plongeur, c'est bien celle qui permet de
travailler sous l'eau, pour réparer, c'est aussi absolument utile. Sans oublier
la cloche posée sur la table et qui attend d'être secouée délicatement pour
appeler les gens de maison, qu'ils vous débarrassent du plat terminé s'il vous
plaît, et qu'ils vous apportent la suite des festivités. Bref, il y a une
utilité à chaque sorte de cloche. J'ai bien vu. Sauf que je ne me suis pas
trouvée moi, pauvre cloche de mon état, qui ne sait pas quoi faire de moi, qui
met mal à l'aise le monde entier et moi avec, et dont tout le monde préfèrerait
se débarrasser… Pauvre cloche !
Alors
passons à la phase supérieure. C'est sans doute sur une sorte de cloche précise
qu'il faut que je me penche. Cette sorte de cloche genre moi. Mais existe-t-il
d'autres cloches genre moi ? Grande question vous en conviendrez. Alors, me
souviens-je d'être déjà tombée sur des spécimens genre moi ? C'est certain,
j'ai bien le souvenir de certains énergumènes étonnants, frappants, des gens
qu'on classerait instinctivement dans le genre cloche. C'est vrai, j'en ai déjà
rencontré. Celui qui marche fourbu, en clopinant dans la rue, celle qui parle
à son haleine, celui qui sans le vouloir prend tous les lampadaires de la ville
pour des embrassoirs alors que ce sont des usines à bosses (le pauvre, on
aurait dit une piste noire ambulante..), et celle qui voulait attraper le
vent… Elle était belle en plus.. Mais cloche. Y a pas à dire. Oui, tous ces
gens, je pourrais dire qu'ils étaient du genre cloche.
J'avoue,
ça me rassure. Mais alors, pourquoi ai-je attendu si longtemps avant de poser
les yeux sur les autres cloches de mon genre ? C'est qu'avant, je n'avais pas
envie de les voir ces autres cloches. Je n'avais pas envie d'y penser. Je ne
pouvais même pas oser imaginer la possibilité de leur existence. Bah oui, s'il
existait d'autres cloches, mine de rien, j'y perdrais quelque chose, moi. Ma
clochitude aiguë perdrait de sa qualité d'aigu justement, elle ne serait plus
unique, elle deviendrait commune. Elle ne serait plus aiguë, elle deviendrait
grave.
Non.
Non, je ne veux pas que ce soit grave. Ce n'est pas grave. Je suis maladroite,
je suis mal à l'aise, j'en suis idiote, j'en suis moche, oui, je suis cloche.
Mais ce n'est pas grave. Je vis quand même, après tout. J'ai réussi à étudier.
J'ai ma famille qui est là. J'ai quelques amis aussi, oui. Pas beaucoup, pas très
aimants, pas toujours très respectueux, mais quelques-uns quand même. J'ai même
réussi à avoir un amour, un jour. Bon, ça n'a pas duré très très
longtemps, mais ça a été possible, quand même. La vie est possible. Alors je
suis cloche mais ce n'est pas grave..
Non,
ce n'est pas grave. Je suis cloche, mais ce n'est… pas grave… Je croyais
que ce n'était pas grave. Le truc, c'est que l'autre jour, je suis allée au
zoo. Non, non, rien à voir avec : j'ai vu un singe et j'ai reconnu ma fratrie,
pas du tout. Je suis allée au zoo et j'ai vu un ornithorynque. Tout le monde
sait que c'est l'animal le plus cloche au monde, l'ornithorynque, ce bien nommé.
C'est bien ce que je me suis dit aussi, immédiatement en le voyant dans sa
grande piscine océane. L'ornithorynque, c'est l'animal le plus cloche au monde.
C'est ce que je me suis dit. Je suis restée devant et je me le suis répété
mentalement. Plusieurs fois. Machinalement. Mais tout en réfléchissant.
L'ornithorynque, c'est l'animal le plus cloche au monde. L'ornithorynque,
c'est l'animal le plus cloche au monde… C'est l'animal le
plus cloche au monde et pourtant… Et pourtant, c'est UN ANIMAL. Je veux dire,
il est vraiment l'archétype de la clochitude animale et pourtant il a quelque
chose d'harmonieux en lui, quelque chose d'uni, de plein, de vrai.
J'en
suis restée là. Ca m'a trotté longtemps dans la tête. Dans un sens, dans un
autre. Une idée floue qui passe par ici, qui repasse par là. Je crois avoir
capté un truc et zip!, en fait, elle a déjà filé se cacher dans une autre
alvéole de mon cerveau, histoire de cogiter en paix… Mais là, ça fait quand
même plusieurs jours que ça ne cesse de tournicoter là-dedans, là-haut, et
franchement je commence à avoir des espèces de nausées mentales.. Et je vous
assure qu'une série de haut-le-cœur cérébraux, c'est pas facile à gérer !
On
dirait que j'assiste en direct à un cyclone interne qui a commencé le jour du
zoo et qui ne se terminera que si je le laisse tourbillonner et exploser une
bonne fois pour toutes. C'est pour ça que je me pose un peu, là, pour tenter
de mettre les choses au clair. Je crois que je suis en train de comprendre une
chose énorme. C'est ça. En fait, il y a quelque chose qui cloche dans ma
clochitude. Si cet animal, clochitude de la clochitude, le plus cloche de tous
les animaux, si lui, malgré ça, il a cette harmonie en lui… Alors moi,
cloche, mais somme toute une cloche pas unique au monde, et même pas la pire
des cloches puisque j'ai fini par regarder autour de moi et j'en ai vu bien
d'autres, des cloches genre moi… Euh..
Donc,
reprenons ce raisonnement… C'est difficile de raisonner, pour une cloche.. Je
veux dire que c'est difficile de réfléchir justement pour une cloche, parce
que le raisonnement se fait toujours plus intense pour une cloche et quand ça
raisonne trop fort, ça prend la tête, ça vous raisonne dans toute la boîte
crânienne et c'est comme si tout un orchestre symphonique dissonait en même
temps. Alors imaginez un cyclone interne greffé par là-dessus… C'est pas non
plus que je compare mon cerveau à un orchestre symphonique, faut pas rêver,
mais bref, un boucan d'enfer là-dedans. Donc, tentons de reprendre ce
raisonnement sans que ça ne hurle trop de partout.
Si
l'animal le plus cloche au monde réussit à garder une certaine harmonie, une
certaine vérité personnelle, alors moi, qui ne suis pas la plus cloche des
cloches humaines, ma clochitude ne devrait pas m'empêcher d'avoir une certaine
harmonie personnelle non plus. Voilà. J'en suis là. Corollaire immanquable :
peut-être n'est-ce pas ma clochitude qui cloche… Si ça se trouve, ma
maladresse d'hippopotame malade, mon mal-être ultra contagieux n'ont rien d'inhérent
au fait que je sois un peu cloche.
C'était
donc ça. Je suis cloche ? Et alors ! Oui, ça doit être ça mon slogan : je
suis cloche et j'y tiens. Ce qui cloche, c'est juste ma manière d'être cloche.
Je suis une cloche mal gérée, une cloche dont on veut se débarrasser. Et ça,
c'est grave. Alors voilà. Le problème, c'est le style. Je suis une vieille
cloche rugueuse et cabossée ? Je vais me travailler et m'embellir. Il ne tient
qu'à moi de me faire cloche qu'on veut adopter. Je veux être la cloche la plus
adoptable de l'Ouest ! Je serai une adorable cloche adoptable ! Et je serai
tellement heureuse d'être cloche que personne n'en reviendra de me voir comme
ça, tout le monde se dira "oh t'as vu celle-là, qu'est-ce qu'elle a l'air
cloche ! Mais elle est marrante, elle a quelque chose !" Ca changera tout. Tout le monde voudra
me connaître et me verra comme un modèle de particularité bien intégrée !
J'ai
trouvé le truc ! Oh, tout à coup, j'ai plein d'idées ! Vous verrez, d'ici
peu, je serai la matérialisation du désir de cloche de tout un chacun ! C'est
décidé ! Olé ! Bon, bah c'est pas tout ça, mais j'ai une légende à construire, moi, hein. Je vous
laisse !
Fin