Maialen présente la nouvelle n°12 :

 

Amélie ou comment s'en débarrasser

ou

La Dame en Noir

 

 

La confiance que Camille avait en son nouveau modèle lui fit oublier la clef de son trésor.

Amélie s’approcha de l’armoire. Un peu en bazar, mais pas trop, on eût dit une sorte de vanité rendue vivante sans aucun artifice pour en soutenir la vision. L’ensemble était parfaitement harmonieux, bien plus que s’il eût été rangé.

Le petit meuble de campagne contenait des pinceaux dont les quelques couleurs et rayures ineffaçables ponctuaient l’histoire. Il y avait aussi une pile d’aquarelles très pâles, des cartons à dessin, un petit paquet de lettres blanches et bleues entourées d’une fine cordelette de chanvre.

Quelques fioles. Mais pas trop. Tout était comme cela chez Camille. Des robes blanches mais pas trop. Pas trop directoire et pas trop moderne. Pas trop croyant, pas trop athée.

Et quelque part, jamais assez.

 

Amélie s’amusait à regarder les fioles. Leurs formes, leurs contenus faisaient croire à un conte. Elle sombrait en plein gothique. Époque gothique, humour gothique. La plus grande des fioles contenait de l’eau plate. Camille en jetait parfois sur ses aquarelles, pour en parfaire la beauté, ou bien simplement la buvait.

Madeleine la préférait mélanger à des substances étranges.

Les autres étaient singulièrement petites. Cela passait de la poudre bleue si chérie de Largillière à des fioles au contenu insolite et au titre mystique. « Ailleurs », « Au cas ou.. », « La dame en noir »… tels étaient les noms que les adolescentes aimaient à donner à la chair de leurs pinceaux. Camille peignait son monde, son siècle, son âme. Madeleine, quant à elle, était transcendée par ses créations. Et Amélie était une sorte d’entre-deux perpétuel, vacillant entre le réalisme romantique et l’imaginaire, entre la vie et la mort. Entre Camille et Madeleine. 

 

Amélie aima la couleur transparente de la Dame. Épaisse… mais pas trop. Toute digne de Camille. Dans un élan mystique, elle versa un peu de Dame, un peu de Noir dans la grande fiole d’eau.

 

Puis elle ferma l’armoire, retourna au petit fauteuil Louis XVI.

Et s’endormit.  

 

Camille revint. Elle avait emprunté les encres chinoises de ses frères ainsi que leurs plumes d’écoliers, avait enfilé un tablier et s’apprêtait à commencer les croquis du doux visage de sa jeune cousine.

Des minutes passèrent. Les heures. Il faisait nuit. Amélie posait, et Ayguevives reposait.

Elle n’y tenait plus.
— Tu veux une menthe ?

— Oui, si ça peut me réveiller. 

Camille, ouvrant la fiole de sirop verdâtre, en déposa un soupçon dans un verre du siècle passé, y ajouta de l’eau, dont elle n’observa pas la contenance particulière. Eau dont elle saupoudra le croquis, Camille, qui elle aussi sombrait.

Quant à Amélie, son lourd sommeil et sa fatigue lui avaient fait oublier les évènements. Léthargique, elle but avec délice.

Puis, prise de convulsions, elle chuta et se roula par terre pendant quelques dizaines de secondes, atteinte par la plus vive douleur. Son agonie dura jusqu’au matin, puis elle rendit les armes.

Ses deux cousines, plus subjuguées qu’effarées, déposèrent son petit corps dans un immense tablier couvert de couleurs. Des couleurs vives, sombres, immenses, pâles, béantes, transcendantes. Camille. Et Madeleine. 

 

La Dame en Noir était le flacon que Madeleine conservait pour le jour ou elle déciderait de quitter sa cité assiégée par un siècle qui n’était pas le sien.

 

Quant au croquis, il n’en restait rien. Dévoré par un monde liquide, on en déposa les miettes sur le visage d’Amélie.

 

Puis souleva le tablier.

 

Le fit glisser sur la rampe du grand escalier de marbre blanc.

 

Le laissa sombrer dans la rivière toute poche.

 

Retourna.

 

Oublia.

 

 

 

 FIN

 

 

         

 

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