*Celeborn
présente la nouvelle n°4 :
Amélie ou comment s'en débarrasser
ou
La colle
Amélie,
c'est mon amie.
Enfin...
c'est ce qu'elle croit.
J'ai
connu Amélie au collège, en classe de quatrième. Elle est arrivée, m'a
regardé, puis s'est assise à côté de moi. C'est devenu une habitude : à côté
de moi, il y avait Amélie.
Depuis la classe de quatrième, on ne s'est donc plus quitté ; ou, plus exactement, elle ne m'a plus quitté. Elle s'est collée à moi, accrochée comme une sangsue. Et impossible de m'en débarrasser. Partout où j'allais, elle allait.
Aujourd'hui
encore, partout où je vais, elle va.
Amélie,
elle vit ici.
Et
ici, c'est chez moi.
Je
ne sais pas ce qui m'a pris d'accepter. En fait, je voulais refuser. Il me
semble bien que je voulais refuser. Mais quand elle m'a proposé de partager un
appartement avec elle, j'ai dit oui.
J'aurais
souhaité me reprendre, ajouter "euh, non, je me suis trompé, je ne
voulais pas dire oui, je voulais dire non, mais tu m'as regardé et ça m'a déconcentré..."
Toutefois, je sentais bien que j'aurais été ridicule. Alors, je me suis résigné.
De
toute manière, Amélie a sa chambre et moi la mienne. Donc tout va bien. Sauf
qu'Amélie vit ici, collée à moi.
Amélie,
elle est jolie.
Mais
elle ne me plait pas.
Pourtant, elle correspond exactement au genre de filles que j'aime : c'est une petite brune au regard malicieux, au visage anguleux, aux traits réguliers. On croirait toujours qu'elle va être emportée par le vent, avec sa jolie frimousse et son rire de sauterelle ; sauf qu'en restant collée à moi comme ça, elle ne risque pas de s'envoler.
Si
ce n'était pas Amélie, j'en tomberais volontiers amoureux.
Je
ne sais pas pourquoi elle veut toujours être à mes côtés. Ainsi, j'ai appris
un jour qu'elle partageait davantage qu'un appartement avec moi. Au travail, le
bureau en face du mien avait toujours été vide. Lundi, j'ai levé le nez de
mes feuilles, et j'y ai vu Amélie. On l'avait embauchée. Désormais, le Lundi,
c'est avec Amélie. Et aussi le Mardi, le Mercredi, le Jeudi et le Vendredi.
Il
n'y a que le soir, après le dîner, que je ne la vois pas. C'est pour ça que
j'adore la nuit. Car la nuit, c'est sans Amélie.
Amélie
est dans mon lit.
Je
vais sur le sofa.
Certes,
c'était un bien beau spectacle, Amélie, nue, allongée sur ma couette. Ca
m'aurait presque donné envie. Presque. Sauf que c'était Amélie. J'ai donc
vite refermé la porte et me suis couché dans le canapé, car la nuit, c'est
sans Amélie.
Mais ça, elle ne l'avait pas compris. J'ai entendu un grincement, vu une lumière, entendu des petits pas de souris. Amélie s'est approchée, m'a murmuré des cajoleries. Elle m'a déshabillé et s'est collée à moi ; encore plus collée que d'habitude, peau contre peau, la mienne se rétractant, la sienne comme de la glue.
A
partir de là, j'ai saisi : désormais, la vie, c'est avec Amélie.
Amélie,
elle se marie.
Et
la mari, c'est moi.
Amélie a dit oui, moi aussi. J'étais très étonné, d'ailleurs. J'avais bien répété dans ma tête, pendant des heures, ce que je devais faire, ce que j'aurais dû faire. Je voulais dire non. Il me semble bien que je voulais dire non. Sans arrêt, pendant la cérémonie, je pensais "non, non, non, non..." Je ne pensais qu'à ça., à dire non. Dire non. J'étais devenu une négation, un refus, un non.
Amélie
m'a alors regardé, et j'ai dit oui.
J'aurais
souhaité me reprendre, ajouter "euh, excusez-moi, je me suis trompé, je
ne voulais pas dire oui, je voulais dire non, mais elle m'a regardé et ça m'a
déstabilisé, c'est un peu de la triche, vous savez, c'est trop facile de faire
dire oui quand on a les yeux d'Amélie..."
Mais
je sentais bien que j'aurais été ridicule. Alors je me suis résigné : désormais,
la vie, c'est avec Amélie.
Amélie
est dans ma vie.
Mais
moi, je n'y suis pas.
Évidemment,
au début, ça a été un petit peu difficile. Amélie était radieuse : elle me
collait comme jamais. Elle vivait son idylle à sens unique. Moi, j'étais moins
ravi, car du Lundi au Lundi, de midi à midi, c'était avec Amélie.
Heureusement,
le début, ça passe vite. Amélie et moi, on est donc arrivé au milieu ; et là,
évidemment, ça a été un petit peu difficile. Vous ne savez pas ce que c'est,
vous, de passer le jour et la nuit avec Amélie. C'est poisseux, c'est gluant,
c'est long, c'est infini. Quand elle est scotchée, on peut pas la détacher.
Pourtant,
j'ai tout essayé. Je suis même allé dans une droguerie, et j'ai demandé au
vendeur s'ils avaient du dissolvant pour enlever les Amélie. Le vendeur a ri.
Alors j'ai ri aussi, pour faire comme lui. Même si j'en avais pas vraiment
envie.
Amélie,
elle est polie.
Mais
ça ne suffit pas.
J'ai
réfléchi et j'ai compris : Amélie et moi, on est uni pour le meilleur et pour
le pire. Elle, elle a le meilleur ; moi, le pire. Elle, elle a mes jours, mes
nuits, mes Mardi et mes Vendredi. En gros, elle m'a tout pris. Et tout ça parce
que j'ai dit oui ; ou, plus exactement, parce qu'elle m'a fait dire oui.
C'est
ça, la vie avec Amélie : une fois qu'on a dit oui, le seul moyen de s'en séparer,
c'est de l'arracher. Sinon, ça reste collé.
Elle
avait préparé le dîner. On s'est assis, et là je l'ai arrachée d'un coup
sec. Je suis pas sûr qu'elle ait tout saisi, mais elle a pleuré. Et les
larmes, on n'a rien trouvé de mieux pour décoller : c'est le dissolvant
universel.
Elle
a fermé la porte de la chambre, elle dedans et moi dehors. Je suis donc allé
dormir sur le canapé. J'ai attendu, j'ai guetté, mais elle n'est pas venue.
Alors je me suis endormi.
Cette
nuit-là, pour la première fois depuis une décennie, ça a été sans Amélie.
Amélie,
elle est partie.
Qu'elle
ne revienne pas !
Au
matin, elle n'était plus là. Au travail, tout avait changé. Quand j'ai levé
le nez de mes feuilles pour regarder le bureau d'en face, je n'y ai pas vu Amélie.
Elle avait démissionné. Désormais, le Lundi, ce fut sans Amélie. Et aussi le
Mardi, le Mercredi, le Jeudi et le Vendredi.
En
arrivant chez nous, chez moi, j'ai appelé "Amélie ! Amélie !", au
cas où elle ne serait pas vraiment partie, ou alors partie pour de rire, pour
de faux. Mais elle ne répondit pas. Elle ne vivait plus ici.
Il
n'y avait que le soir, après le dîner, que je la voyais encore. Je ne l'avais
pas tout à fait arrachée de mes rêves ; sa frimousse et son rire de
sauterelle m'apparaissaient parfois la nuit, comme l'écho d'une phrase qu'on ne
prononcera plus, comme la lumière d'une étoile déjà morte.
Mais
tout ça allait se dissiper. Bientôt, la nuit, ce serait sans Amélie.
Amélie,
elle est partie.
Elle
ne reviendra pas.
Ca
a donc été sans Amélie. Le jour sans Amélie, la nuit sans Amélie, le
Mercredi sans Amélie, la vie sans Amélie.
Évidemment,
au début, ça a été un petit peu difficile. Je me suis rendu compte qu'Amélie,
on s'y habituait. Qu'on s'y attachait. Et qu'on ne l'oubliait jamais tout à
fait. De temps à autres, j'essayais encore d'appeler "Amélie ! Amélie
!", au cas où elle ne serait partie que pour revenir, car on part toujours
un peu pour revenir. Mais elle ne répondait pas.
Heureusement,
le début, ça passe vite. Je suis donc arrivé au milieu ; et là, évidemment,
ça a été un petit peu difficile. Vous ne savez pas ce que c'est, vous, de
passer le jour et la nuit sans Amélie. C'est creux, c'est fade, c'est long,
c'est infini.
C'est
pourquoi je suis retourné à la droguerie, et j'ai demandé au vendeur s'ils
avaient de la colle, de la colle Amélie comme celle que je possédais
autrefois. Le vendeur a ri. Alors j'ai ri aussi, pour faire comme lui. Même si
j'en avais pas vraiment envie.
Après
le milieu, il paraît qu'il y a la fin. Je ne sais pas quand elle arrivera ;
mais je sais déjà qu'elle sera un petit peu difficile, et que du Lundi au
Lundi, de midi à midi, j'appellerai "Amélie ! Amélie !", et qu'elle
ne répondra probablement pas.
Amélie,
elle est partie...
Tu
crois qu'elle reviendra ?
Fin